• Article de Léon de SAINT MOULIN: De l'Ethnie à la Nation

    Tribu et ethnie sont des termes souvent employés l'un pour l'autre, un peu comme fleuve et rivière, dans le sens approximatif d'un ensemble de personnes qui se reconnaissent issues d'un même ancêtre ou qui ont en commun un même système de valeurs, une même culture, comportant souvent une même langue, et un territoire, parfois  symbolique.

    Mais ces définitions s'avèrent insuffisantes dès qu'on veut les appliquer à la réalité.

    Au cours de cinquante dernières années des consciences nationales se sont développées en Afrique, mais le langage des ethnies y reste aussi mobilisateur.

    Notre propos est essentiellement d'aider à comprendre comment peuvent s'articuler pacifiquement les diverses identités sociales et quelles sont les possibilités de leur transformation.

    Même si on se base sur les notions les plus objectives de la parenté, de la langue et du territoire, les difficultés sont considérables. Tous les membres d'une tribu sont en général supposés descendre d'un ancêtre commun, au moins symboliquement. Mais, il y a des ethnies qui ne possèdent pas de terres là où elles vivent et il y en a qui dominent dans des régions où elles ne sont pas majoritaires. Une langue peut, par ailleurs, être parlée par plusieurs tribus et il y a des tribus qui s'étendent sur les régions où l'on parle des langues différentes. L'expérience montre qu'il faut l'intervention d'une autorité commune pour qu'un dialecte particulier s'impose à tous les membres d'une population.

    Des constructions

    Depuis l'indépendance, un effort a été déployé pour montrer que le Congo n'est pas un émiettement de 450 tribus. La Carte linguistique du Zaïre, préparée par une équipe de linguistes congolais en 1983, distingue seulement 212 langues en République Démocratique du Congo, dont 34 non bantoues, oubanguiennes ou nilo-sahariennes.

    Tous les auteurs qui ont essayé d'établir la carte ethnique du Congo ont abouti à la conclusion qu'aucune définition ne permet de classer de façon univoque toutes les populations du pays. Les noms ethniques ont des provenances extrêmement variables. Il y a ainsi beaucoup de Bena, c'est-à-dire de "gens de", ou de Bakwa, c'est-à-dire de "gens de chez", auxquelles correspondent diverses expressions dans d'autres langues pour désigner des populations par référence à un nom de chef ou de lieu. Ces dénominations sont parfois anciennes, mais il s'en est créé à toutes les époques et il s'en crée encore.

     A la question qu'est-ce qu'une ethnie, il faut dès lors oser répondre que c'est une construction, sur des bases diverses, par des stratégies sociales, qui définissent des zones de solidarité et de conflit. Mais elles ne sont pas une simple traduction du présent. Elles sont des constructions historiques, que chaque génération contribue à définir sans pouvoir les réinventer totalement.

    Le simple fait de parler d'ethnies n'est, par ailleurs, pas innocent. Étymologiquement, le mot vient du grec et signifie peuple. Mais il a pris une résonance particulière à l'époque coloniale. Jan Vansina nous semble avoir trouvé une formule heureuse pour exprimer les transformations imposées par la colonisation, à une réalité plus ancienne: Le tribalisme est l'invention d'une nouvelle ethnicité à l'époque coloniale. Il a fractionné les ethnies en chefferies et groupements pour les dominer. Selon l'avis du même auteur, la période pré-coloniale ne connaissait pas l'isolement des sociétés imposé par les frontières politiques et administratives introduites par la colonisation. Les mondes lunda et swahili, par exemple, étaient très vastes et les voyages des explorateurs démontrent qu'il existait de multiples routes commerciales à travers toute l'Afrique centrale. L'époque coloniale établit, par ailleurs, les frontières naturelles actuelles, dans lesquelles les ethnies doivent aujourd'hui s'intégrer.

    On est marqué

    Une part croissante de la population vit dans les villes, qui sont toutes interethniques. Nous estimons qu'il y a aujourd'hui une vingtaine de villes de plus de 100.000 habitants en RDC et au moins 45 autres de 25 à 100.000 habitants. Elles regroupent un peu plus de 25% de la population du pays.

     Nous observons en outre que beaucoup et spécialement les jeunes souhaitent échapper à l'emprise des coutumes et des aînés de leur tribu. En 1967, 10.9 % des ménages congolais de Kinshasa étaient constitués de conjoints de tribus différentes. En 1975, ce pourcentage était passé à 16.0 %. Dans une enquête de 1998 réalisée dans une commune modeste de la ville, 65.7 % des personnes interrogées ont estimé que c'était un avantage de se marier avec quelqu'un d'une autre région que soi.

    Mais les ethnies sont une réalité qu'on ne peut ignorer si on veut comprendre nos sociétés. Tout ce qui touche à l'identité est mobilisateur. Il n'est donc pas indifférent de se définir de l'une ou de l'autre façon.

     Fondamentalement, l'humanité est une et chacun peut reprendre l'affirmation de Térence, un sage de l'Antiquité, "rien de ce qui est humain ne m'est étranger". Mais chacun de nous est marqué par ses premières expériences. Celles-ci sont cependant multiples. Chaque personne est ainsi un faisceau d'identités sociales, dont l'unité est établie par une hiérarchisation, qui varie suivant les domaines et suivant les époques. Les guerres de religion ont fait rage au moment où l'appartenance religieuse primait sur les nationalités. Des sympathies sportives ou des engagements religieux peuvent aussi unir plus ou moins profondément des personnes par ailleurs opposées les unes aux autres.

    De plus, l'homme étant un être dynamique, les identités qu'il se donne le sont aussi. Les divers immigrés des États-Unis ont aujourd'hui une conscience nationale forte. La victoire de la France à la coupe du monde de football avec une équipe faite de joueurs de provenances diverses a fait rêver d'une communauté nationale ouverte et intégrative.

    Les fondateurs de la Communauté Économique Européenne ont voulu que des pays qui pendant plus de mille ans s'étaient considérés comme ennemis se perçoivent désormais comme des partenaires obligés d'un même destin. Une identité européenne est en train de naître, par dessus les nationalités qui s'étaient elles-mêmes développées au cours des temps modernes.

     En Afrique, des nations se forgent et rien n'impose que les rivalités traditionnelles entre certaines ethnies les empêchent aujourd'hui de s'allier pour la poursuite d'objectifs communs. Cheikh Anta Diop disait à propos de sa propre ethnie: On devient Wolof tous les jours.

    « Des forces positives »

     

    On sait que toute société, loin d'être un ensemble monolithique, est une réalité très complexe, liée aussi aux systèmes de valeurs que chacun porte en soi. Une identité sociale, plus encore qu'une histoire, est ainsi un projet que chacun doit réaliser en union avec tous ceux qui ont la même identité.

     Les ethnies sont une force sociale d'intégration, quand elles invitent leurs membres à s'inscrire dans des actions collectives d'auto-promotion, de réflexion critique et de négociation. Elles deviennent particularistes et destructrices, quand elles privilégient les solidarités particulières au détriment des intérêts communs. Car il y a aujourd'hui des objectifs qui ne peuvent être poursuivis qu'au niveau national. Il importe dès lors d'articuler les identités ethniques avec la conscience nationale, dans le respect des mêmes droits et obligations pour tous les nationaux.

    Dans le cas de la République Démocratique du Congo, et sans doute dans la plupart des pays, l'examen de la carte ethnique établit qu'une division satisfaisante des unités administratives est impossible sur base ethnique. Plus de la moitié de la population appartient à des groupes qui n'ont pas de territoires propres tant soit peu étendus et toutes les ethnies ont des enclaves et des zones de cohabitation.

    L'administration coloniale qui avait dans les années 1920 tenté la constitution de circonscriptions et même de territoires portant le nom d'une tribu y a rapidement renoncé devant les problèmes qui en résultaient. L'identité ethnique ne peut dès lors être prônée comme une nationalité. Ses représentants peuvent influencer la gestion de l'État en fonction de son système de valeurs et de ses intérêts, mais ils ne peuvent prétendre imposer seuls les orientations de l'État. L'État, plus encore que ses provinces, est aujourd'hui toujours multiethnique.

    Pour survivre, les autorités ethniques doivent entrer dans le mouvement général de conscientisation et de participation pluraliste. A ce prix, les ethnies et les tribus peuvent être des forces positives dans le tissu de la vie sociale. C'est ce que nous leur souhaitons.

    Léon de SAINT MOULIN s.j. Directeur du CEPAS

    (Centre d'Etudes Pour l'Action Sociale)


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