• CONTRIBUTION:CONSTRUIRE LA DÉMOCRATIE EN AFRIQUE SUR « LA RÉGIONALITÉ » ? EST UNE SIMPLE QUESTION DE

    Dans l’article « Pourquoi adhère-t-on à un parti plutôt qu’à un autre ? », nous avions conclu qu’en règle générale, les élites africaines créent des partis politiques pour assouvir leur soif du pouvoir. Pour cela, elles s’appuient sur leurs identités communautaires respectives qui ressentent le besoin d’être représentées dans la gestion de l’Etat voire d’y occuper une position hégémonique. Par Mayoyo Bitumba Tipo-Tipo.

    Illustration : Démocratie et vote

    Aussi les masses se mobilisent-elles derrière un leader de leur ethnie ou région. Les élites, elles, ont un souci supplémentaire : le positionnement. Ici, l’individu adhère au parti qui peut certes l’attirer pour l’une ou l’autre raison sentimentale, mais qui en pratique semble lui offrir plus de chance de devenir un animal politique. La combinaison de ces deux facteurs explique l’existence des partis dans lesquels se retrouvent des élites issues de différentes identités communautaires, traînant derrière elles des clientèles ethnico-régionales sans pour autant empêcher la domination du parti par des membres de l’identité ethnique ou régionale du chef. Cette conclusion soulignait l’inutilité des partis africains, qui du reste n’existent que pour les élections, tout en explorant une autre voie de la démocratie, cette fois non conflictuelle et basée sur les identités ethniques ou régionales. Dans les lignes qui suivent, nous nous proposons de démontrer que construire la démocratie de cette nouvelle manière n’est rien moins qu’une question de bon sens.

    DÉFINITION DE LA RÉGIONALITÉ

     

    La régionalité renvoie à trois notions : le « super-tribalisme », l’« ethnicité artificielle » et les « limites territoriales ». Le « super-tribalisme » traduit la réalité ci-après : « Plus un groupe de population est distant, à la fois socialement et géographiquement, d’un autre groupe, plus grande aussi sera la tendance de chacun à considérer l’autre comme une catégorie indifférenciée et à lui coller une étiquette générale » (Mitchell, J. C., The Kalela Dance, Manchester, MUP, 1956). Le clivage Est-Ouest au Congo s’inscrit dans ce type de régionalité. Pour les habitants de l’Est, les gens de l’Ouest sont des « Bakongo » ou des « Bangala ». Et ceux-ci collent aux premiers l’étiquette de « Baswahili ».

    Le « super-tribalisme » constitue déjà une forme d’ethnicité artificielle. Celle-ci peut également traduire l’idée d’une erreur ethnographique qui serait intériorisée comme réalité par les populations concernées. Comme le note Burssens, « on a cru longtemps à l’existence d’un peuple appelé + Bangala +, parlant le lingala et possédant des caractéristiques ethniques et culturelles bien déterminées. On sait aujourd’hui avec certitude que, dans tout le Congo belge, il n’existe pas un groupe ethnique portant ce nom » (Burssens, H., Les peuplades de l’entre Congo-Ubangi, Tervueren, Musée Royal du Congo belge, 1958).

    Les « limites territoriales » sont également génératrices du sentiment de régionalité. Comme les frontières nationales, « les divisions administratives viennent couper les territoires des tribus aussi bien que les domaines linguistiques... Leur existence même a fini par créer entre les indigènes des attaches d’une espèce différente » (Biebuyck, D. & Douglas, M., Congo Tribes and Parties, Londres, Royal Anthropological Institute, 1961). Toutes les entités administratives au Congo, du secteur à la province en passant par le territoire et le district, ont acquis cette sensibilité. C’est ainsi que dans la province du Bas-Congo par exemple, le problème posé par le choix du site de l’université, une de ces universités provinciales souvent non-viables qui ont vu le jour avec la « démocratisation », a été résolu par l’implantation de trois campus : Inkisi, Mbanza-Ngungu et Boma, en raison de trois districts qui composent cette province.

    SENS DE LA RÉGIONALITÉ

    S’interrogeant sur le chemin à suivre par l’Afrique vers la démocratie, Sven Kühn Von Burgsdorff constate opportunément que « lors de l’accès à l’indépendance au cours des années 1950 et 1960, la complexité socio-politique de la plupart des sociétés africaines ne correspondait pas à la dimension des Etats créés, que ce soit en termes de superficie ou de population. En d’autres termes, la majorité des Etats africains étaient et sont encore trop grands par rapport au niveau traditionnel de développement socio-politique de leurs groupes ethniques dominants respectifs » (Le Courrier, n° 134, juillet-août 1992). Déjà en 1960, Joseph Ileo, alors premier ministre, déclarait au cours d’une conférence de presse, sans pouvoir tirer les conclusions politiques qu’imposait une telle observation : « Le Congo n’est pas un peuple. C’est un ensemble de grands groupes ethniques constituant chacun un peuple ». De son côté, le sociologue T. K. Biaya constate que « les Etats africains sont généralement pluri-nationaux et former un Etat uninational sur cette base est un long processus que même les pays européens n’ont pas pleinement achevé » (Le Zaïre vers quelles destinées?, Série des livres du Codersia, Dakar, 1992).

    De ces observations, Von Burgsdorff tire la conclusion suivante : « Tout d’abord, que ce n’est pas l’illusion d’une Nation-Etat qui mérite le plus d’attention. C’est la région ou la communauté qui doit être mise au premier plan. En d’autres termes, la zone géographique peuplée par un groupe distinct de gens qui partagent les mêmes valeurs socioculturelles, des moyens similaires de production et de subsistance, et un attachement à un système traditionnel bien ancré d’auto-organisation politique ». On retrouve ici les préoccupations des pères fondateurs de l’« Alliance des Bakongo (ABAKO) », les seuls leaders politiques congolais de 1960 qui avaient une vision politique réaliste de la démocratie. Contrairement aux autres politiciens de l’époque qui vouaient un culte béat à la démocratie occidentale, les dirigeants de l’« ABAKO » voulaient mettre sur pied une démocratie qui procéderait de l’esprit créateur de l’homme, en tenant compte des spécificités congolaises. Déjà en 1956, l’« ABAKO » plaidait pour que « les groupes historiquement, ethniquement et linguistiquement unis ou apparentés s’organisent pour former autant de partis politiques » (Le Contre-Manifeste de l’« ABAKO », 23 août 1956). Malheureusement, la classe politique s’était embourbée dans la querelle byzantine opposant les unitaristes aux fédéralistes, querelle qui ne résout nullement le problème de l’hégémonie d’un groupe sur les autres.

    LE CAS MALAWITE

    Pendant près de 30 ans, le Dr Hastings Kamuzu Banda, président à vie autoproclamé, a régné en maître absolu au Malawi. En mai 1994, des élections démocratiques l’ont chassé du pouvoir. Trois partis s’étaient lancés dans la course : le « MCP (Malawi Congress Party) », l’ex-parti unique dirigé par le despote nonagénaire, l’« UDF (United Democratic Front) » sous la conduite de Bakili Muluzi, qui a succédé au premier, et l’« AFORD (Alliance For Democracy) » avec comme leader Chafkuwa Chihana. L’« UDF » obtint 45 % des voix contre 37 % pour le « MCP » et 17 % à l’« AFORD » (Le Courrier, n° 152, juillet-août 1995). Mais les résultats globaux n’ont aucune signification réelle en Afrique. Ce qui compte, c’est que l’« UDF » obtint 78 % dans le sud du pays, le « MCP » 65 % dans le centre tandis que l’« AFORD » remporta une écrasante majorité de 85 % dans le nord. Avec 85 sièges au parlement contre 56 au « MCP » et 36 à l’« AFORD », les dirigeants de l’« UDF » ont d’abord voulu jouer aux civilisés en ignorant le message de l’Afrique profonde. Ils formèrent donc un gouvernement minoritaire. A la surprise générale, l’« AFORD » conclut tout d’abord une alliance d’opposition avec le « MCP » alors que plusieurs de ses membres provenaient à l’origine de l’« UDF ». L’explication ? La nécessité de mettre le pays à l’abri de divisions tribales ». Il faudra cinq mois aux dirigeants de l’« UDF » et à leurs opposants de l’« AFORD » pour décoder, partiellement, le message de l’Afrique profonde à travers les urnes. « En septembre, M. Chihana acceptait la proposition du Président Muluzi de devenir second vice-président, fonction non prévue par la constitution et que le parlement dut créer. Il fut également nommé Ministre des Eaux et de l’Irrigation, et son parti, l’+ AFORD +, obtint trois autres postes ministériels. L’explication du Président ? La nécessité de mettre le pays à l’abri de divisions tribales ». Et comme les élites africaines préfèrent regarder leurs sociétés avec les yeux des ex-colonisateurs et non avec les leurs propres, l’« AFORD » affirmait qu’elle maintenait son statut de parti d’opposition.

    L’analyse détaillée des résultats électoraux au Malawi dessine les contours d’un net découpage régional et ethnique du pays. Ce clivage a toujours existé. Lorsque Kamuzu Banda, originaire du centre était au pouvoir, il « avait outrageusement favorisé le centre et avait notamment fait de sa langue maternelle, le chichewa, la langue officielle du Malawi, alors qu’elle n’est parlée que par une minorité de gens » (Le Courrier, n° 153, septembre-octobre 1995). Ce clivage - et le favoritisme qui s’ensuit - existe dans presque tous les Etats post-coloniaux d’Afrique. Il peut prendre l’une des formes suivantes : Nord-Sud, Nord-Centre-Sud, Est-Ouest, Est-Centre-Ouest, etc.

    Pour revenir à l’exemple malawite, il va sans dire que la meilleure façon de mettre le pays non pas à l’abri de divisions tribales, puisque celles-ci existent, mais à l’abri de violences intertribales, c’est de jeter tout bonnement à la poubelle les concepts de parti politique, multipartisme et opposition, et d’envisager une démocratie sur la base de trois entités ethnico-régionales à travers lesquelles les populations se reconnaissent. Car ce ne sont pas les charmes des idéologies de l’« AFORD », « MCP » et « UDF » qui ont convaincu les populations de voter massivement au nord pour l’« AFORD », au centre pour le « MCP » et au sud pour l’« UDF ». Le scrutin parlementaire malawite démontre clairement qu’une démocratie basée sur les sensibilités ethnico-régionales est une alternative qui s’impose en Afrique face à la fascination mimétique de la démocratie libérale. En effet, si avant les indépendances, l’ethnicité renvoyait à un mode d’organisation sociale, elle est devenue, la décolonisation aidant, un mode d’accès au pouvoir.

    AILLEURS EN AFRIQUE

    Ce qui est vrai pour le Malawi l’est pour l’ensemble des Etats africains. En août 1992, le multipartisme, lors de l’élection présidentielle au Congo-Brazzaville, n’était qu’un simple artifice. Le scrutin n’a pas opposé les trois partis principaux du pays : le « Parti congolais du travail (PCT) », l’ex-parti unique devenu un club privé dirigé par l’ancien et futur dictateur Denis Sassou Nguesso, le « Mouvement congolais pour le développement et la démocratie intégrale (MCDDI) » de Bernard Kolelas et l’« Union panafricaine pour la démocratie sociale (UPADS) », le parti de Pascal Lissouba. Le trio Sassou-Kolelas-Lissouba représentait en réalité les trois grandes aires régionales et ethniques du Congo Brazzaville : « le Nord (Sassou) », « le Centre ou le Pool (Kolelas) » et « le Sud ou le fameux Nibolek, c’est-à-dire le pays Niari-Bouenza-Lekoumou (Lissouba) ». Des identités bien distinctes même dans la répartition géographique de la population de Brazzaville, la capitale : les quartiers de Talangaï et de Mikalou abritent en majorité les ressortissants du Nord, celui de Bacongo ceux du Pool et les Sudistes à Potopoto et Mongali. Ces groupes ethniques se sont militarisés suite à une démocratisation mal conçue, avec les « Ninjas » de Kolelas, les « Cobras » de Sassou et les « Zoulous » de Lissouba.

    En 1993, « l’élection de Mohamane Ousmane fut accueillie comme une revanche des + Haoussas + qui, bien que formant l’ethnie majoritaire (55 %), n’avaient jamais dirigé le Niger, le pouvoir étant détenu depuis l’indépendance par les + Djermas (influents dans l’armée) + » (Jeune Afrique, n° 1851 du 26 juin au 2 juillet 1996). Il en fut de même pendant les présidentielles de mars 1996 au Bénin, pays considéré comme le laboratoire de la démocratie du continent. Car « au delà des qualités respectives de chacun des candidats, la dimension régionaliste, voire ethnique, demeurait une donnée fondamentale du scrutin. Tout le monde se mobilisait derrière un leader politique de sa région d’origine » (Jeune Afrique, n° 1835, 6 au 12 mars 1996). Mais les élites béninoises, loin d’assumer leur ethnicité et leur régionalité, vivaient « cette permanence d’un vote régionaliste » comme « une véritable plaie, d’ailleurs largement débattue sur la place publique, au cours d’émissions de radio ou de télévision ». Parce qu’eux aussi voulaient jouer aux civilisés, voulaient ressembler aux Occidentaux.

    Après, comme avant et pendant les élections, l’ethnicité et/ou la régionalité sont présentes au rendez-vous, comme l’attestent également les changements de pouvoir survenus en République centrafricaine depuis le retour du multipartisme. Ceux-ci reflètent en réalité une guerre d’hégémonie opposant le Nord au Sud : d’un côté, le nordiste Ange-Félix Patassé, de l’autre, les mutins auxquels il devait faire face et dont la plupart étaient des Yakoma, ethnie de l’ex-dictateur, le sudiste André Kolingba. Dès la campagne électorale de 1993, Patassé avait promis implicitement que son élection serait synonyme de la revanche des « savaniers », les tribus du Nord, contre les « riverains », celles du Sud, longtemps dépositaires du pouvoir. On pourrait multiplier les exemples jusqu’à l’infini.

    Mayoyo Bitumba Tipo-Tipo : Construire la démocratie en afrique sur la « régionalité » ? est une simple question de bon sens.

    CONCLUSION

    Que la démocratie se base sur la région, cela correspond à un regard internalisé, contrairement à la fascination mimétique. Comme le note si bien Von Burgsdorff, « cette approche fédéraliste partant de la communauté semble bien correspondre à des sociétés caractérisées par des clivages ethniques très marqués et des structures socio-économiques fragmentées ». L’ignorer en jouant aux « civilisés » créant des partis politiques comme en Occident, c’est pratiquer la politique de l’autruche et exposer les Etats à l’agitation, la violence et l’instabilité. L’Afrique refuse obstinément de se rendre à l’évidence parce que ses élites politico-intellectuelles restent colonisées jusqu’à la moelle des os.

    Dans un prochain article, nous allons traiter d’un de rares pays africains à vivre une démocratie apaisée. Son secret ? Avoir intégré d’une certaine manière ce qui est dit ci-haut dans sa mécanique institutionnelle. Preuve, s’il en faut, que tous les Africains ne sont pas aussi aveugles que les Congolais et bien d’autres qui depuis les indépendances ne se rendent même pas compte que la démocratie occidentale n’est pas la démocratie tout court, qu’elle n’est qu’une forme de démocratie, qu’elle constitue une nuisance en Afrique, que d’autres formes de démocratie sont possibles et imaginables, et qu’il est temps d’ouvrir enfin le débat sur la démocratie au lieu de suivre des hommes politiques qui ne sont en réalité que des tonneaux vides dans ce domaine.


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